Interview de Niels Weber, psychologue, auteur de « Les écrans, je gère ! » (Ed. Magenta)
Niels Weber est psychologue psychothérapeute en Suisse, à Lausanne, et thérapeute familial systémicien. Il est spécialisé dans les questions d’hyperconnectivité et membre de 3-6-9-12+. Il chronique régulièrement les sorties de jeux vidéo dans la newsletter.
Niels Weber a publié aux éditions Magenta « Les écrans, je gère ! », un petit livre formidable destiné aux adolescents… et à leurs parents.
Et comme il aime à le dire, il s’intéresse davantage à ce qui se passe autour des écrans, au niveau relationnel, plutôt que dans les écrans eux-mêmes.
Niels Weber, pourquoi avez-vous eu envie d’écrire ce livre, à qui s’adresse-t-il ?
Les adolescents que je croise sont soit des patients, soit des élèves dans les écoles dans lesquelles j’interviens, mais aussi les enfants de mes amis, avec qui j’aime bien avoir des discussions sur leurs pratiques d’écrans. Quand il y a quelque chose que je ne connais pas, parce que le train va trop vite dans le domaine du numérique, j’aime bien leur poser des questions. Ils sont souvent surpris que je m’intéresse à leurs pratiques d’écrans. Ils ont intégré l’idée que l’écran, « c’est pas bien », et qu’il ne faut surtout pas parler d’écrans avec les adultes, car on va évidemment leur dire que c’est une perte de temps, que ça rend accro, que ça rend violent etc
Lors d’un week-end de randonnée avec mon filleul de 12 ans, on marchait dans la montagne, et il m’a parlé de Minecraft du début à la fin de la marche. Et à l’arrivée, il m’a dit : « C’est fou le bien que ça fait quand quelqu’un comprend ce que je dis ! » Alors j’ai pensé qu’il y avait quelque chose à faire pour s’adresser aux jeunes autrement qu’en leur donnant des injonctions. Ce livre est pour eux, mais j’avais aussi envie que cela permette des ponts au sein de la famille. Le public cible, c’est les ados, mais le but c’est que les parents le lisent aussi et qu’il y ait des passerelles.
Dans votre livre, il y a beaucoup d’humour, des dessins, des anecdotes, des témoignages d’ados (ce qui n’est pas courant), des interviews, de petits challenges, des invitations à l’interactivité. Vous évitez l’écueil de l’adulte, qui plus est expert, qui serait celui qui sait et donnerait des conseils. Il s’agit plutôt d’une invitation à une réflexion partagée.
Je me suis beaucoup inspiré des adolescents que j’ai en thérapie de famille, où il faut à la fois entendre l’inquiétude des parents, mais aussi faire alliance avec le jeune. Je ne voulais pas arriver avec des gros sabots de spécialiste, mais plutôt tenter d’être proche de leur quotidien, comme si l’on discutait. Je trouvais important de leur laisser la place d’être experts de leurs pratiques. De mon côté, je souhaitais donner des éléments de connaissance qui me paraissent fondamentaux : comment fonctionnent les algorithmes ? pourquoi créent-ils une situation où il devient difficile de se détacher des outils numériques ? La compréhension des mécanismes à l’œuvre permet plus facilement de se rendre compte du fait que l’on est capté, de comprendre pourquoi, et de ce fait de retrouver le moyen d’agir.
Vous faites bien la différence entre addiction et captation de l’attention…
Quand on parle d’addiction, on parle d’une pathologie. Pour qu’une pathologie soit reconnue, il faut des critères médicaux. Aujourd’hui, il n’y a pas de diagnostic d’addiction aux écrans, cela n’existe pas. En revanche, il existe un comportement addictif, une difficulté à se détacher du média. Ce que j’observe dans mes thérapies, c’est que les enfants arrivent avec cette idée qu’ils ont un problème psychologique, parce c’est ce qu’ils entendent. Alors que dans la plupart des situations, ce sont simplement des enfants en développement, qui ont besoin qu’on les accompagne, qu’on les cadre, et qu’on leur mette des limites. Placer ces phénomènes sous l’angle de l’addiction, c’est pour moi un vieux modèle, comme si l’on n’arrivait pas à comprendre ce qui se joue en réalité et qu’on avait recours à un modèle connu, faute d’être en capacité d’en proposer un qui soit plus adapté. On est aveuglés comme des insectes face à une lumière. L’addiction aux écrans est une expression partout utilisée. Or les parents ont plus de mal à mettre des limites lorsqu’ils pensent les choses en termes de pathologie. Pourtant, enlever un écran à un enfant ne va pas lui faire de mal ! Qu’il n’y ait pas d’addiction ne veut pas dire qu’il n’y ait pas de problème, mais il faut pouvoir les aborder autrement.
On repère dans votre livre une thématique transversale : développer l’esprit critique.
Oui, donner des informations doit permettre aux ados de prendre du recul, notamment par rapport au marketing. Leur faire prendre conscience qu’ils sont des consommateurs avec un pouvoir d’achat, mais aussi avec un pouvoir de choix. Leur faire prendre conscience du phénomène massif de capture et de revente des données, permis par ce que l’on appelle l’économie de l’attention, c’est-à-dire le fait de prolonger la connexion du joueur ou de l’internaute par de multiples moyens.
En effet, ce qui est très agréable dans votre livre, c’est que vous ne prenez pas les adolescents pour des idiots ! Vous expliquez le « comment » des choses : comment sont construits les jeux vidéo ? comment fonctionnent les réseaux sociaux ? comment leur attention est-elle en permanence retenue, par quels mécanismes ?
Et puis, il y a un chapitre intitulé : Les vrais problèmes. Alors Niels Weber, quels sont les vrais problèmes ?
On est focalisés sur la question de l’addiction, et cela empêche de penser ce qui se passe vraiment. C’est l’arbre qui cache la forêt. On a l’impression que le débat n’évolue pas sur les écrans, depuis des années : ce sont toujours les mêmes arguments, les mêmes craintes. Les vrais problèmes, c’est de ne pas comprendre ce qui est en train de se passer. Par exemple, si un jeune utilise TikTok sans plus se questionner, le seul message qui lui est adressé c’est : tu es accro ! Mais on ne lui explique pas le phénomène de l’économie de l’attention, qui est derrière TikTok, pourquoi c’est gratuit, quels sont les enjeux politico économiques… Pendant qu’on regarde l’addiction, on ne voit pas le reste. Et pendant ce temps-là, l’intelligence artificielle (IA) se développe très vite. Ma crainte serait qu’on se retrouve dans une société à deux vitesses, avec une minorité de personnes qui maîtrisent l’IA et en tirent des bénéfices importants, et une majorité de la population qui patauge sans aucune connaissance. On peut amener les jeunes à se positionner et à agir. Mais si on ne leur laisse pas la possibilité de nous parler de leurs pratiques, on n’aura pas non plus l’occasion de leur soumettre des pistes de compréhension au-delà de ces pratiques. Le vrai problème, c’est finalement le manque de communication.
Vous travaillez sur l’hyperconnectivité depuis plus de 15 ans, avez-vous observé une évolution du positionnement des parents au fil du temps ?
Lorsque j’ai commencé à m’intéresser aux jeux vidéo, j’étais persuadé que quelques années plus tard, on n’aurait plus besoin d’en parler. Mais ce que je constate, c’est qu’il y a un mouvement générationnel qui se recrée autour des contenus et des techniques : les parents qui ont 30-40 ans aujourd’hui vont dire qu’ils ont dû se battre avec leurs parents, lorsqu’ils étaient ados, pour faire entendre que Super Mario n’était pas un jeu idiot, mais que Super Mario n’avait rien à voir avec Fortnite ou d’autres jeux actuels, qui poseraient tellement plus de problèmes selon eux ! Donc c’est comme si l’on revenait sans cesse au point de départ.
Faites-nous une petite confidence Niels : êtes-vous un grand amateur de jeux vidéo ?
Je suis démasqué ! J’ai commencé à jouer vers 6-7 ans. Mon père était un grand passionné d’informatique. Il installait des jeux vidéo sans vraiment les connaître, et il nous prenait sur ses genoux, avec mon frère, pour les essayer. Mais nous avions des limites assez strictes : des temps de jeu étaient définis, et on n’avait pas le droit d’acheter un nouveau jeu tant qu’on n’avait pas fini le précédent. Nos parents regardaient à quoi on jouait. Ils critiquaient tout, mais ils s’intéressaient, ils posaient des questions. Je garde un très bon souvenir de cette approche familiale, même si sur le moment je n’étais pas toujours content !
Je joue toujours aujourd’hui. Je suis un passionné, mais c’est difficile de suivre le rythme : beaucoup de jeux sortent, rester informé devient une vraie gageure. J’utilise les jeux vidéo en thérapie, car cela génère des émotions et des réactions qui sont très fortes.
Cette connaissance des jeux vidéo est un atout énorme pour travailler avec les ados, n’est-ce pas ?
Pour créer l’alliance, c’est en effet un moteur formidable. Après, on peut parler de tout !