1 mai 2023

Edito Mai 2023

Proposition de loi sur la surexposition des enfants aux écrans : apprendre à s’en passer, mais pas à s’en servir[1]

Dans les années 2000, les organisations professionnelles médicales américaine et canadienne ont promulgué un ensemble de règles rigides pour tenter de limiter les conséquences problématiques des écrans, comme le fait de limiter le temps total d’écran pendant les loisirs à moins de 2 heures par jour. Mais ces directives très prescriptives ont été largement remplacées aujourd’hui par une approche plus équilibrée de l’utilisation des écrans. Depuis 2016, l‘American Academy of Pediatrics conseille aux parents de travailler en collaboration avec leurs enfants pour créer un plan familial d’utilisation des médias qui va au-delà de la fixation d’une durée. De la même façon, la Société canadienne de pédiatrie pour les jeunes enfants met l’accent sur la qualité plutôt que sur la quantité et encourage les parents à être plus attentifs aux contenus des médias électroniques utilisés par leurs jeunes enfants plutôt qu’au temps total passé à les utiliser[2].

C’est pourquoi il est particulièrement regrettable que la proposition de loi n°757 relative à la prévention de l’exposition excessive des enfants aux écrans votée par l’Assemblée nationale, et bientôt par le Sénat, continue à raisonner en termes « d’addiction » et de « temps d’écran ».

En effet, cette loi prétend trouver sa place « via l’insertion d’un chapitre dédié dans le code de la santé publique, aux côtés de la lutte contre les dépendances telles que le tabagisme ou l’alcoolisme ». C’est assimiler les écrans à des substances toxiques dont il faudrait limiter la consommation. Pourtant il n’existe pas pour la communauté internationale « d’addiction aux écrans ». Seule existe depuis 2018, dans la 11e version de la Classification Internationale des Maladies (CIM) un « gaming disorder », traduit sur le site francophone de l’Organisation Mondiale de la Santé par « trouble du jeu vidéo ». Pour que l’on puisse parler d’addiction, le trouble doit exister depuis plus de 12 mois avec des conséquences importantes sur l’ensemble de la vie. Tous les autres centres d’intérêt sont délaissés, y compris le sommeil et les repas. Il s’agit en outre d’une addiction dite « comportementale », très différente de l’addiction à une substance toxique.

Dans la même logique, les divers écrans y sont traités de façon indistincte et considérés uniquement du point de vue de leur durée d’utilisation. Or tous les experts s’accordent aujourd’hui sur un point : si le temps passé sur les écrans est le moins mauvais critère possible d’un usage problématique, c’est en même temps un très mauvais critère. Autrement dit, il est essentiel de prendre en compte à chaque fois la possibilité d’un accompagnement, le caractère interactif ou non-interactif du support, et les contenus plus ou moins adaptés à l’âge de l’utilisateur. D’ailleurs, l’effet isolé des écrans sur le développement diminue lorsqu’on prend en compte le manque d’accès aux jouets, aux loisirs, aux équipements extérieurs, et le manque de personnes disponibles, physiquement ou psychiquement, pour les interactions[3]. Or ces deux facteurs sont associés à des conditions socioéconomiques défavorisées. Plus que le temps passé devant les écrans par un enfant, c’est l’évaluation de son mode de vie général et le retentissement de leur utilisation sur sa santé globale qui doivent être pris en compte. Espérons qu’un jour, les espaces sportifs et les cours et gymnases des écoles publiques seront accessibles en dehors des heures scolaires, notamment le week-end, et que les enfants pourront bénéficier la semaine d’activités encadrées dont le coût pour les parents dépendra de leurs revenus, sur le modèle du prix d’un repas à la cantine scolaire.

C’est pourquoi cette loi, malgré quelques propositions de bon sens dont personne ne songe à contester l’utilité (comme l’obligation de faire figurer des messages de mise en garde sur les emballages et publicités des produits numériques, l’insertion de recommandations dans le carnet de grossesse et la formation des professionnels de l’enfance) pourrait rapidement favoriser des campagnes axées sur la réduction du temps d’écrans en ignorant l’apprentissage de leurs usages vertueux et la nécessité pour les enfants de bénéficier d’alternatives. La prévention des abus d’écrans relève autant du soutien à la parentalité et de la politique de la ville que des messages visant à en réduire la consommation.


[1] Une version plus longue de ce texte est parue dans Le Monde du 25 mars 2023

[2] Ponti M, Bélanger S, Grimes R, Heard J, Johnson M, Moreau E, et al. Screen time and young children: Promoting health and development in a digital world. Paediatrics & Child Health. 2017.

[3] McDonald, S.W., Kehler, H.L., Tough, S.C. (2018). Risk factors for delayed social‐emotional development and behavior problems at age two: Results from the All Our Babies/ Families (AOB/F) cohort, Health Sci Rep.  1, 82. https://doi.org/10.1002/hsr2.82

photo de l'auteur

Serge Tisseron

Psychiatre, membre de l’Académie des Technologies, docteur en psychologie habilité à diriger des recherches en Sciences Humaines Cliniques, chercheur associé à l’Université de Paris.