2 mai 2021

EDITO – Mai 2021

Une nouvelle science pour mieux manipuler nos comportements sur Internet : la captologie

Daniel Kahneman et Amos Tversky ont montré dans les années 1970 que nous sommes tous dotés de deux modes de raisonnement qui peuvent se contredire. Le premier, qu’ils appellent système 1, est rapide et intuitif. Il présente l’avantage de prendre des décisions très rapidement, mais aussi de nous donner l’impression de trancher en fonction de l’évidence. Le second de ces systèmes, appelé système 2, est au contraire lent et fait appel à la rationalité. Dans la vie quotidienne, nous avons constamment tendance à fonctionner en utilisant le système 1. Mais ce système, justement du fait de sa rapidité, impose un raccourci généralement inconscient dans le traitement de l’information, qui lui fait subir une distorsion. Nous ne décidons pas en fonction de la réalité du problème auquel nous sommes confrontés, mais de ce que nous croyons en comprendre et de ce qui nous semble pouvoir marcher en fonction de ce qui a marché les fois précédentes. Il en résulte ce qu’il est convenu d’appeler un « biais cognitif ». On en distingue aujourd’hui environ 200 ! Par exemple, il est beaucoup question en ce moment de la tendance à minimiser les risques les plus importants et à maximiser les risques mineurs puisqu’il incite certaines personnes à refuser le vaccin en croyant écarter un risque, alors que le risque d’être malade est bien plus grand, mais minimisé, en ne faisant pas vacciner. Parmi les biais le plus courants, citons encore le « biais de confirmation » qui consiste à préférer ce qui va dans le sens de nos croyances ; et le « biais de cadrage » qui consiste à nous décider en fonction de la manière dont un choix nous est présenté.

Mais ce qui amène à donner aujourd’hui beaucoup d’importance à ces biais, c’est la façon dont les neurosciences les incorporent à leur champ d’études, avec l’intention de pouvoir agir sur eux, c’est-à-dire sur nous ! Une nouvelle discipline s’en charge : la « captologie ». Son objectif est de nous amener à rester toujours plus longtemps sur les contenus numériques qui nous sont proposés, notamment dans les jeux vidéo et sur les réseaux sociaux, afin que nous y dépensions toujours plus et que nous y donnions toujours plus d’informations personnelles, dont on sait qu’elles sont une source considérable de revenus pour ces entreprises.

La bonne nouvelle, c’est que les législateurs commencent à s’y intéresser. En Californie, plusieurs de ces « dark patterns » – la traduction que je préfère est celle de « pièges à utilisateurs » – ont été interdits. Une autre mesure serait de mieux nous informer sur eux. En effet, notre fonctionnement mental par rapport à ces biais peut être modifié par d’autres messages, de telle façon que nos décisions soient moins émotionnelles et plus réfléchies. Seuls ceux qui ont la capacité de comprendre les enjeux des manipulations sur Internet peuvent en estimer les risques et prendre du recul et s’en protéger. Mais pour la plupart d’entre les utilisateurs, il n’est pas possible de réaliser cette expertise seuls. La question principale est alors de contraindre les fournisseurs de services numériques à donner aux utilisateurs les informations pour leur permettre d’agir de manière éclairée.

 

 

Serge Tisseron est psychiatre, docteur en psychologie habilité à diriger des recherches, membre de l’Académie des technologies, chercheur associé à l’Université de Paris (CRPMS).

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Serge Tisseron

Psychiatre, membre de l’Académie des Technologies, docteur en psychologie habilité à diriger des recherches en Sciences Humaines Cliniques, chercheur associé à l’Université de Paris.