22 décembre 2018

EDITO – Jeux vidéo : un joyeux Noël assombri par les loot boxes

En cette fin d’année, la progression des titres et des ventes de jeux vidéo est vertigineuse, et pourtant, les éditeurs sont inquiets. La décision de l’Organisation Mondiale de la Santé d’introduire dans la prochaine classification internationale des troubles mentaux une catégorie Gaming Disorder (autrement dit l’existence d’une addiction possible aux jeux vidéo) leur fait craindre un retournement de l’opinion. Plusieurs associations industrielles ont donc publié des déclarations hostiles à cette position. Ils ont argumenté que jouer présente toujours des avantages personnels, que les preuves en faveur d’une addiction sont contestées et peu concluantes, et que cette catégorie Gaming Disorder risquait de créer une « panique morale » chez les parents et un « abus de diagnostic » chez les psychiatres.
Le mariage inquiétant du jeu vidéo et du jeu d’argent
Bien sûr, il n’est pas question de diaboliser les jeux vidéo. Seul le jeu EXCESSIF est un problème de santé publique, mais actuellement, nous sommes dans une situation ou les industries du jeu ont carte blanche, et elles font le maximum pour rester dans la même situation. Pire encore, plusieurs éditeurs ont introduit des « loot boxes », littéralement « boîte à butin ». Ce sont des boites achetées dans le jeu par le joueur, dont le contenu n’est découvert qu’après l’achat. Elles peuvent contenir, ou non, des objets valorisés tel que des vêtements très convoités ou des armes exceptionnelles.. Le joueur les achète avec du vrai argent mais elles ne lui donnent pas accès à de l’argent, mais seulement à des objets considérés comme précieux dans le jeu. En revanche, un système de trafic s’est mis en place qui permet aujourd’hui de monnayer ces objets numériques de telle façon que la règle qui semble appliquée dans le jeu, qui est que les loot boxes ne donnent accès qu’à des objets virtuels, et jamais à de l’argent réel, peut être facilement contournée. Les loot boxes, qui donnent accès à une espérance de gain monétisable moyennant un sacrifice financier minime, pourraient donc permettre à de très jeunes joueurs de jouer à des jeux qui s’apparentent à des jeux d’argent, et cela en l’absence de toute vérification d’identité.
Les autorités de protection des mineurs saisies
Ce système, qui existe depuis plusieurs années, a été porté au-devant de l’actualité il y a quelques mois lorsque des joueurs ayant acheté Star Wars Battlefront II ont découvert que la possibilité de bénéficier du costume très convoité de Dark Vador était lié à leur découverte occasionnelle d’une loot box le contenant… ou à l’achat d’une loot box dont rien ne prouvait qu’elle le contenait, ce qui avait évidemment pour effet d’encourager chacun à en acheter beaucoup ! La polémique a alors incité les organisations chargées de protéger les mineurs contre les risques des jeux de hasard et d’argent à s’emparer du problème.
En Belgique, le législateur a considéré que cette logique de jeux était semblable à celle des jeux de hasard et d’argent. Il a donc demandé aux éditeurs de supprimer cette mécanique de leurs jeux, ou bien de les réserver aux plus de 18 ans. Cette législation a été prise en Avril 2018 et concernait spécifiquement quatre jeux : Star Wars Battlefront II (la mécanique a été modifié ensuite par l’éditeur pour éviter d’être sanctionné), Overwatch, FIFA 18 et Counter Strike : Global Offensive.
En France, l’autorité de régulation des jeux en ligne (ARJEL), chargée de réguler les jeux d’argent sur Internet, a estimé que puisqu’il ne s’agissait pas d’obtenir un gain financier, rien ne justifiait une interdiction aux mineurs. En revanche, elle a exprimé publiquement sa préoccupation et a pris l’initiative de réunir, dans une déclaration commune, dix-huit régulateurs de jeux d’argent qui appellent à un dialogue avec l’industrie des jeux vidéo pour trouver des solutions concrètes et rapides qui protègent efficacement les plus jeunes.
L’industrie du jeu vidéo sommé de prendre ses responsabilités
L’industrie devrait cesser de chausser ses lunettes roses aussitôt qu’elle parle de ses produits. Elle devrait reconnaître que ses activités ont des implications éthiques et sociales et que ses succès commerciaux, notamment auprès de plus jeunes, lui confèrent des responsabilités. Elle devrait réfléchir sur ses fortes capacités à protéger les consommateurs vulnérables et sur sa part de responsabilité dans la réduction des dommages liés au jeu. Or la stratégie de l’industrie du jeu n’implique aujourd’hui qu’une seule chose : la poursuite du profit économique à tout prix. Cette stratégie s’appuie sur la promotion dans l’opinion que tous les jeux, sans exception, amélioreraient la qualité de la vie.
Oui, les jeux peuvent enrichir la vie des gens, mais ils peuvent aussi avoir des impacts négatifs et générer des dommages chez les personnes vulnérables et leurs familles.
L’introduction d’une catégorie « addiction aux jeux vidéo » risque en effet de créer beaucoup de quiproquos. Mais si les éditeurs de jeu commençaient par reconnaître les préjudices liés au jeu, et s’ils se souciaient de favoriser les pratiques commerciales et les façons de jouer éthiques, nous n’en serions pas là.
 

 

Serge Tisseron est psychiatre, docteur en psychologie habilité à diriger des recherches, membre de l’Académie des technologies, chercheur associé à l’Université Paris VII Denis Diderot (CRPMS).

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Association 3-6-9-12

Un regroupement de praticiens de terrain, de chercheurs et d’universitaires, qui souhaitent participer à une éducation du public aux écrans et aux outils numériques en nous appuyant sur les balises 3-6-9-12 imaginées par Serge Tisseron.