12 février 2018

Des nouvelles du monde

« Des cœurs et des pouces ? Mes enfants ne sont pas autorisés à utiliser cette merde »

Rien ne va plus pour les « bienfaiteurs de l’humanité » de la Silicon Valley. Le mois dernier (Newsletter 1), nous avons évoqué comment deux investisseurs de Apple ont exprimé leurs inquiétudes en citant des recherches suggérant que l’utilisation intensive des appareils numériques, tels que les ordinateurs portables, tablettes et smartphones Apple, pourrait avoir un impact négatif sur les enfants. Ils ne sont pas les seuls. Chamath Palihapitiya, qui a rejoint Facebook en 2007 comme vice-président pour la croissance des utilisateurs, puis qui l’a quitté, a déclaré qu’il ressentait une « culpabilité énorme » à propos de l’entreprise qu’il a aidé à créer1. « Je pense que nous avons créé des outils qui déchirent le tissu social du fonctionnement de la société », a-t-il déclaré avant de recommander aux gens de faire une pause dans leur utilisation des réseaux sociaux. Les critiques de Palihapitiya visaient en effet non seulement Facebook, mais plus largement l’écosystème en ligne et tout le système de la Silicon Valley. Il a déclaré que les investisseurs injectent de l’argent dans des « entreprises idiotes, merdiques, inutiles » plutôt que de s’attaquer à de véritables problèmes comme les changements climatiques et les maladies. « Les boucles de feedback à court terme, dopaminergiques que nous avons créées sont en train de détruire le fonctionnement de la société », a-t-il dit, se référant à des interactions qui se limitent à échanger « des cœurs et des pouces ». Il a ajouté qu’il essaie d’utiliser le moins possible Facebook, et que ses enfants « ne sont pas autorisés à utiliser cette merde. »

On pourrait donc penser que Palihapitiya ait décidé de tout plaquer pour redonner du sens à son travail en favorisant la création d’entreprises dotées d’une mission sociale. Mais comme il vient de lancer sa propre société, on ne peut pas exclure qu’une partie au moins de son indignation soit destinée à attirer l’attention sur lui… En outre, la quantité de gros mots qu’il utilise semble montrer qu’il reste un pur produit des réseaux sociaux : l’un des reproches principaux faits à ceux-ci concerne le fait qu’ils favorisent un discours d’affirmation narcissique de soi aux dépends des conventions sociales. Palihapitiya utilise-t-il habilement la dynamique de buzz des espaces qu’il dénonce ? Pas si facile de comprendre les stratégies de ces grands loups de la Silicon Valley dont il fait partie. Mais tant mieux si c’est le début d’un peu plus de lucidité sur la vérité cachée des réseaux sociaux !

S.T.

Serge Tisseron est psychiatre, docteur en psychologie habilité à diriger des recherches, membre de l’Académie des technologies, chercheur associé à l’Université Paris VII Denis Diderot (CRPMS).

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Association 3-6-9-12

Un regroupement de praticiens de terrain, de chercheurs et d’universitaires, qui souhaitent participer à une éducation du public aux écrans et aux outils numériques en nous appuyant sur les balises 3-6-9-12 imaginées par Serge Tisseron.