Questions à Serge Tisseron sur l’édition augmentée de son ouvrage de 2013 qui devient 3/6/9/12 +, apprivoiser les écrans et grandir (édition érès).
F.G. Dans cette réédition augmentée de votre ouvrage de 2013, vous insistez sur les aspects positifs des écrans. Pouvez-vous nous dire quelles sont les pratiques positives que nous pouvons retrouver grâce aux écrans en 2024 ?
S.T. Je parle de leurs aspects positifs parce qu’on a tendance à parler beaucoup plus des usages problématiques que des bons usages, et qu’il y a trop de propos alarmistes. Pourtant, les bonnes pratiques existent dans la plupart des familles. On débat ensemble des films ou des séries que l’on a envie de regarder, et on confronte les points de vue après le visionnage. On peut aussi jouer à des jeux vidéo à plusieurs, ce qui permet en général aux enfants de bien rire de la maladresse de leurs parents et de leur révéler des compétences inattendues. Et puis n’oublions pas non plus l’utilisation d’un appareil photographique numérique par les enfants, dès l’âge de six ou sept ans. C’est l’occasion de leur expliquer deux droits essentiels qu’il leur sera bien utile d’avoir compris quand ils commenceront à fréquenter les réseaux sociaux : le droit à l’intimité qui est le droit de ne pas être photographié ou filmé si je n’en ai pas envie ; et le droit à l’image qui est le droit à décider qui peut voir une image qui me représente, et notamment si elle peut être mise sur Internet ou pas.
F.G. Qu’est ce que la “potion de l’oubli” selon vous, et comment la réduire voire l’éviter ?
S.T. J’ai appelé « potion d’oubli » le pouvoir qu’ont les écrans de nous faire oublier tous nos soucis. Ce pouvoir était déjà celui du roman, mais les écrans en un pouvoir d’immersion bien plus grand et c’est encore peu de choses par rapport à celui de la réalité virtuelle. Bien sûr, nous sommes tous tentés, à un moment ou un autre, de les utiliser pour oublier des problèmes qui nous paraissent au moins provisoirement insolubles. Et ceux qui vivent dans la précarité économique, professionnelle ou affective, ont évidemment plus tendance à y avoir recours. Le seul moyen que j’ai trouvé pour écarter autant que possible ce risque, c’est le fait de n’allumer un écran que pour regarder précisément un programme, et de toujours nous fixer une durée pour cette consultation. Bien sûr, nous fixer une durée n’est pas suffisant pour la respecter. Nous dépassons toujours. Mais si nous ne nous fixons pas de durée, nous risquons de dépasser énormément ! Avec des problèmes évidents sur le sommeil et donc nos capacités d’attention, de concentration et de socialisation.
F.G. Quels sont les impacts de l’utilisation des écrans des adultes en présence de leur enfants ? Comment sensibiliser sans faire culpabiliser ou interdire l’outil ?
S.T. Jusque dans les années 2020, le rôle problématique des écrans pour un très jeune enfant n’était envisagé que du point de vue du fait de laisser celui-ci devant la télévision. Mais depuis 2020, plusieurs études nord-américaines sont parues qui alertent sur un autre danger : le parasitage de la relation entre un adulte et un enfant par l’utilisation d’un téléphone mobile. C’est ce qu’on appelle la technoférence. En effet, l’adulte qui utilise son Smartphone en même temps qu’il communique avec son bébé dispose évidemment de moins d’attention pour celui-ci, et du coup il fait des phrases plus courtes et il a évidemment des mimiques moins expressives. Or c’est le fait d’être pleinement présent à la communication avec un bébé qui lui permet d’entrer dans la socialisation. Un enfant élevé par des parents peu disponibles parce qu’ils sont occupés par leur Smartphone présente un plus grand risque de troubles de la socialisation, voire des troubles comportementaux identiques à ceux des enfants abandonnés devant un écran.
F.G. Dans votre ouvrage vous abordez le fait qu’il est important de continuer à accompagner les jeunes même après 12 ans, d’où le “plus”. Cependant comment faire pour accompagner les jeunes sur leur pratique sur les réseaux comme TikTok, sans être ami avec eux ou lire leur conversation ?
S.T. Il est bien évident que si un parent ne s’est jamais intéressé aux activité d’écran de son enfant avant 12 ans, il est peu probable que celui-ci accepte d’entamer un dialogue sur ses activités sur les réseaux sociaux. Un parent dans cette situation risque bien de s’attirer de la part de son adolescent cette réponse : « mais qu’est-ce qui t’arrive ? J’aurais tellement voulu parler avec toi de mes jeux sur Internet et des films que je regardais quand j’avais sept ou huit ans. Mais tu m’as toujours fait comprendre que cela ne t’intéressait pas. Qu’est-ce qui t’arrive ? »
Il faut donc commencer tôt. Idéalement dès que l’enfant regarde ses premiers programmes. Bien sûr il ne peut pas encore raconter les actions auxquelles il a assisté, mais par ses questions, le parent l’incite à construire des phrases et à développer sa compétence narrative, ce qui lui sera bien utile plus tard, aussi bien dans sa vie amoureuse que professionnelle.
Évitons aussi d’espionner notre enfant. À ce petit jeu, il est toujours gagnant en développant ce que on appelle « un profil de l’ombre » qui le rend insaisissable, mais qui alimente en même temps chez lui le sens de la cachotterie. Et c’est bien sûr la confiance de l’enfant pour son parent qui s’y perd. Et celui-ci aura ensuite bien de la difficulté à communiquer avec son enfant sur les valeurs auxquelles il tient.
F.G. Pour une prévention efficace, dans votre ouvrage vous expliquez l’importance d’une prévention “éducatrice” et non alarmiste. Pourquoi cela fonctionne-t-il mieux ?
S.T. Quiconque diabolise les écrans ne tarde pas à passer auprès des adolescents pour quelqu’un qui n’y comprend rien. Par exemple, le discours très négatif sur TikTok est évidemment vrai pour une part, mais il ne l’est pas pour une autre. Cette plateforme propose en effet des outils de création qui n’existent sur aucune autre. Mais il faut être accompagné pour avoir envie de les découvrir et de les utiliser. C’est pourquoi, depuis que j’ai créé les balises 3/6/9/12 en 2008, je les ai placées sous l’éclairage de trois principes : l’accompagnement, l’alternance des activités avec ou sans écran et enfin l’apprentissage de l’autorégulation qui commence par la capacité de savoir attendre. Cette prévention éducatrice et non alarmiste passe alors par quatre repères : limiter le temps d’écran bien sûr, et cela ne peut se faire que si nous donnons l’exemple en tant que parents ; choisir des programmes de qualité, et ne pas mettre nos enfants devant des programmes qui ne leur sont pas spécifiquement destinés ; privilégier les activités d’écran les plus socialisantes et les plus créatives ; et évidemment parler avec eux de ce qu’ils voient et font sur les écrans, pas du tout pour les contrôler, mais pour développer leurs compétences langagières et sociales.
F.G. Selon vous il est plus pertinent de s’intéresser à l’usage des écrans plutôt qu’au temps passé dessus. Pourquoi le temps ne peut plus être une indication à prendre en compte ?
S.T. Parce que les technologies et les usages se sont considérablement diversifiés. Quand il n’existait que la télévision, et une seule chaîne, l’ORTF, il était concevable de ne prendre en compte que le temps d’écran. Mais aujourd’hui, le Smartphone est devenu un outil à tout faire : on peut regarder des séries sur son téléphone mobile, jouer à des jeux vidéo seul ou à plusieurs, interagir sur des réseaux sociaux, s’abrutir avec des vidéos idiotes, regarder des chaînes éducatives, s’informer de l’actualité, regarder des youtubeurs parler d’à peu près tout, et même bénéficier d’éducation par les pairs, notamment dans le domaine de la santé sexuelle. Bref, le temps passé sur un écran sans prendre en compte ni ce qu’on regarde, ni l’interactivité éventuelle, ni le contenu, est devenu une absurdité. En plus, des études récentes montrent qu’il est également important de prendre en compte pour les enfants l’environnement socio-éducatif au sens large, incluant les conditions de vie, l’existence de jouets adaptés à son âge, et la présence dans son environnement de personnes qui lui soient disponibles. Or, dans ces domaines, les disparités sociales sont massives, comme l’a montré la récente étude elfe.