29 mars 2024

Édito avril 2024

Et si on se demandait pourquoi les parents mettent leurs enfants devant les écrans ?

Les récents propos d’Emmanuel Macron autour de la surconsommation d’écran par les enfants et la nécessité de prendre des mesures incitatives, voire répressives à l’égard de parents qui n’exerceraient pas leur rôle éducatif, oblige à poser une question préalable. Pourquoi donc certains parents laissent-ils leurs enfants devant les écrans ? Alors, tentons un petit état des lieux ces situations.

Le défaut d’informations

C’est évidemment la première raison qui s’impose. À l’association 3/6/9/12, nous proposons du matériel d’information en libre accès depuis plus de 10 ans[1], et cela permet à des médecins, des infirmiers, des kinésithérapeutes ou des orthophonistes, voire même des établissements scolaires d’informer par voie d’affichage les parents des tranches d’âge auquel il est souhaitable d’introduire les écrans. Mais des campagnes beaucoup plus larges sont évidemment souhaitables que l’association 3/6/9/12 n’a pas le pouvoir d’organiser. Par exemple, faire figurer sur toutes les affiches publicitaires en faveur des produits numériques le slogan : « Jouez, bougez, parlez avec votre enfant, l’abus d’écran nuit à son développement ». Ou bien inscrire sur tous les emballages des produits numériques : « Peut nuire au développement psychomoteur et affectif des enfants de moins de trois ans ». Et comme il a été amplement démontré maintenant que l’utilisation d’un Smartphone par des adultes qui interagissent avec un jeune enfant perturbe le développement de celui-ci, il serait même souhaitable de faire figurer sur l’ensemble des emballages de Smartphone : «  N’utilisez jamais votre Smartphone quand vous communiquez avec votre enfant : il a besoin de votre regard et de votre disponibilité. Ne laissez pas un écran vous séparer. »

L’incapacité des parents de réguler leur propre consommation d’écrans

Une seconde raison pour laquelle certains parents laissent leurs enfants devant les écrans est liée à la tentation de fuir leurs propres difficultés quotidiennes, y compris celles que leur posent parfois leurs enfants, en se réfugiant dans les écrans. N’oublions pas en effet que pour beaucoup de nos concitoyens, gérer la vie quotidienne est très difficile. Les parents isolés doivent faire les courses, s’occuper de la maison, gérer leur activité professionnelle, et avoir quand même un peu de temps pour eux et pour leurs amis. Rappelons également qu’il existe actuellement en France 10 millions de pauvres et 3 500 000 personnes qui ne mangent pas à leur faim tous les jours. Les écrans s’imposent alors parfois comme une « potion d’oubli » qui permet à des parents d’oublier provisoirement leur précarité. En plus, pour certains, leurs conditions d’habitation (comme de vivre dans une seule pièce avec un enfant en bas âge) ne leur permettent pas de concilier leur désir d’avoir une activité distractive avec leur souci de protéger leur jeune enfant des écrans. Enfin, certains parents issus de l’immigration n’ont tout simplement jamais joué quand ils étaient eux-mêmes enfants parce qu’ils ont dû travailler très tôt et sont incapables d’imaginer le faire avec leur enfant.

Le manque d’alternatives aux écrans

C’est la troisième raison pour laquelle des parents laissent leurs enfants devant les écrans. Quand un directeur d’établissement scolaire m’alerte sur le fait que des enfants de huit et neuf ans passent le week-end sur les jeux vidéo, et que je demande s’il existe d’autres possibilités pour eux, la réponse est souvent non. Beaucoup d’enfants qui voudraient jouer au ballon le week-end n’ont pas d’endroit où le faire. Leurs parents leur interdisent d’y jouer dans la rue, et ils se retrouvent dans leur chambre devant un ordinateur. Seuls les parents des couches sociales favorisées peuvent aujourd’hui offrir à leurs enfants des activités alternatives. Ils ne sont pas des parents « plus responsables », mais seulement des parents plus aisés.

Il est donc essentiel de prendre en compte dans la surconsommation d’écran le manque d’espace de jeux collectifs tels que les parcs et les aires de jeux. Dans les villes où il y a de moins en moins d’espaces disponibles pour les préadolescents et les adolescents, l’ouverture des cours de récréation des écoles le samedi et le dimanche s’impose comme une urgence. Les villes et les municipalités devraient également organiser, le week-end, des activités encadrées avec un paiement aligné sur les revenus des familles, sur le modèle de ce qui est pratiqué pour les cantines scolaires. Il est bien évident que l’ouverture des bibliothèques et des ludothèques sur des horaires les plus larges possibles est également indispensable, et qu’il est important également de favoriser la possibilité d’obtenir des livres et des jouets à domicile. Pourquoi les ludothèques ne seraient-elles pas présentes sur les marchés, là où se retrouvent énormément de personnes ayant des revenus modestes ?

On le voit, il y a beaucoup mieux à faire que culpabiliser les parents qui laissent leurs enfants devant les écrans ! L’information est indispensable, mais une politique de la ville créatrice d’alternatives aux écrans l’est tout autant !  


[1] Tout le matériel éducatif présent sur le site www.3-6-9-12.org est libre de droits, et les flyers sont disponibles gratuitement en contactant a.bardou@editions-eres.com

photo de l'auteur

Serge Tisseron

Psychiatre, membre de l’Académie des Technologies, docteur en psychologie habilité à diriger des recherches en Sciences Humaines Cliniques, chercheur associé à l’Université de Paris.